Je suis ce qui lie les hommes quand l’amour et l’intérêt commun sont absents.
Je suis le masque, et j’avance masquée.
Cruelle, trompeuse et légère, je suis au dessus de tout.
A l’instar d’un antique sans-domicile-fixe ayant été possédé par la déraison, j’usurpe l’esprit et la main du propriétaire de ces lieux. Car de mon éloge, d’aucun n’en parle. Il va falloir que je m’adonne à cette douce folie que de se valoriser soi-même. Mais que diable…
Les hommes sont si aveugles. Difficile en effet de s’apercevoir de mon auguste présence : je suis apparence, forme, aspect, surface. Je suis la première chose dont ces crétins ont conscience, et la seule, si tant est qu’il ne font pas l’effort de voir au travers de moi, de discerner l’être sous le paraître. Je masque donc les choses : je suis beauté ou laideur apparente, premier degré d’une farce, représentation brute de la réalité, image simpliste, fait non analysé…
Mon omniprésence est omnipotence, ils ne peuvent tout assimiler et ne gardent pas même souvenir de moi. Je m’arrange pour leur faire croire qu’ils ont vu la vraie nature des choses et de leurs congénères, alors qu’ils n’ont vu que l’enveloppe.
Oh, il y a bien quelques exceptions : le théatre, la peinture, le cinéma… toutes ces formes de représentations sont bien codifiées. Je me présente dévoilée : image et/ou son, selon des topiques et des formulations que les hommes peuvent assimiler. Ils savent que je suis là et ne sont plus dupes avec moi. Je leur présente au théatre les vrais sentiments alors que les acteurs les feignent, je leur montre telle ou telle vertue symbolisée par un élément d’un tableau, je leur donne le sentiment du divin rien qu’avec quelques notes bien arrangées, je leur fait vivre des aventures exhaltantes rien qu’avec des mots… Dans ce royaume, je suis la forme qui définie la nature, qui conditionne l’essence, qui donne la profondeur.
Mais au dehors, je ne suis plus soumise. Et je m’amuse comme une folle. Dispersant quelques bienfaits, et surtout mes méfaits. Je ne me fatiguerai pas à être exhaustive, car il faudrait que j’énumère tout ce qui est arrivé depuis que les hommes ont pris conscience d’eux-même et du monde.
Je suis le masque, je sers donc aux individus à se cacher derrière, à gommer leur part de sauvagerie et à vivre en société. Je protège par exemple l’infantile sous une carapace de virilité, je cache la honte intérieure et la transforme en prétendue fierté, je calme le dédain et joue à l’amitié feinte, je permets le mensonge et la dissimulation.
Je pratique l’alchimie du bien et du mal, transformant les inavouables stratagèmes en générosité affichée, ou à l’inverse, je soulage l’homme dont la vie n’a pas fait de cadeau, lui apportant frivolité, plaisirs faciles et autres petits bonheurs qui ne demandent aucun approndissement, aucun travail.
Qu’il me plaît de voir tout ce beau monde jouer ! Qu’ils sont beaux, leur paraître se pavanant, leurs mensonges circulant ! Exit la sincérité des sentiments et la justesse des choses !
Et je réclame mon dû. Tôt ou tard, comme avec ce beau diable de Mephisto, il va falloir me payer. Certains peuvent avoir le beurre et l’argent du beurre, d’autres pairont à leur place. Que voulez-vous, je suis injuste, mais cela fait parti du contrat : parmi ces inavouables stratagèmes, il y en a bien qui font que la faute rejaillise sur autrui, que la pauvreté s’abatte sur le faible, que le déshonneur s’en prenne sur celui qui ne s’est pas défendu…
Mais pour la plupart, je reviens hanter mes adeptes les plus fervents, aussi sûrement que le diable et son docteur Faust. Ils imploreront que la vraie folie les prenne pour se défaire de mon châtiment. A ces moments de solitude obligatoire, souvent au seuil de la déchéance, vient aux hommes l’examen de conscience. Et j’arrive, prête à torturer l’âme et à en jouïr. Ils voient leur vie passer devant eux, se remémorent, se souviennent. Ils se représentent les images, les sons et leurs sentiments associés à l’intérieur d’eux-mêmes. Encore moi : apparences et formes. Comme dans la souricière d’Hamlet, je leur rejoue leur vie, et il prennent conscience. La réflexion les embrasse et les embarasse. Ils ne veulent se voir dans leur propre miroir. Tout part en abîme, si tant est qu’ils ont sur-joué avec moi et avec les autres. Ils sont face à leurs faux-semblants, confrontés à la puérilité de leurs actes. L’insignifiance de leur existence, voilà leur peine. Vie gâchée sur mon autel. Aigreur d’être passés à côté des choses importantes. Regret de s’être fourvoyés dans des trompes-l’oeil…
En attendant, je me délecte de quelques injustices. Ma préférée est celle de la laideur. J’ai donné un masque des plus déplaisants à certains. Je les torture au point de fausser leur jugement. Omnubilés par leur aspect extérieur, ils en oublient la noblesse de leur coeur.
Oh, il existe bien des rebelles à mon emprise. Certains en effet discernent un peu trop facilement la vraie nature de choses. Ils déconstruisent avec leur regard le montage du mythomane. Ils voyent le masque et vont au delà des apparences. A minima, qu’ils devinent qu’un discours sente le faux, ou a maxima, qu’ils poussent l’empathie au point de comprendre l’autre et vivre ses affects ; ils ont conscience de moi, et c’est suffisant pour que mon charme soit rompu.
Pas besoin que je les maudisse. Me sachant présente, ils se condamnent alors eux-mêmes à assister à une gigantesque pièce de théatre. Ils ne sont plus que des spectateurs, soumis au silence, exclus du jeu d’acteurs qui se déroule devant eux. Ainsi reclus, je ne risque plus grand chose. Ces clairvoyants seront fuis par les tartuffes, de crainte d’être découverts. On sera mal à l’aise avec eux si l’on a peur de la vérité. Mais ils n’auront pas le courage de me dénoncer, de peur d’être encore plus honnis.
Les voilà donc livrés à la solitude. Pour combler leur manque, ils sont forcés à trouver l’amour, le vrai, pas la parodie que je m’amuse à délivrer.
Car c’est là où je me révèle géniale. Dans mon univers de mensonges, de plaisirs faciles, de légèreté, d’apparences trompeuses, de mascarade, de rapports humains sans profondeurs, j’ai fait croire à beaucoup que l’amour est un mirage. Je suis donc là pour longtemps.